Les « Défauts des enfants » par Bertall

Bertall, « Défauts des enfants – Le petit poltron », La Semaine des enfants du 29 mai 1858.


En soignant tout autant le texte que les images, La Semaine des enfants marqua le Second Empire et fit école dans le domaine des publications pour la jeunesse. Cet hebdomadaire sous-titré « Magasin d’images et de lectures amusantes et instructives » fut lancé en 1857 par l’éditeur Louis Hachette en collaboration de l’imprimeur Charles Lahure. Il proposait des récits illustrés par les dessinateurs fort en vogue : Gustave Doré, Bertall, Émile Bayard, Georges Fath ou encore Horace Castelli. Ces textes paraissaient ensuite en volumes dans la « Bibliothèque rose » créée la même année. Les plus célèbres romans ainsi prépubliés furent ceux de la Comtesse de Ségur.

S’adressant « aux pères et aux mères de famille », l’éditeur fait part de ses intentions dans son premier numéro : « La Semaine des Enfants, destinée à amuser ses jeunes lecteurs en les instruisant, excitera vivement leur curiosité par des récits intéressants et par de belles gravures, et fera ainsi tourner leur ardeur pour le plaisir au profit d’un enseignement, très élémentaire sans doute, mais utile pour le présent et fécond pour l’avenir. » (1).

Les « Défauts » de Bertall

Albert, vicomte d’Arnoux, comte de Limoges-Saint-Saëns, plus connu sous le pseudonyme de Bertall (1820-1882) est celui qui signe dans La Semaine des enfants les contributions qui nous intéressent le plus. Bertall est l’un des illustrateurs et caricaturistes les plus prolifiques de son temps. A son sujet, Henri Béraldi écrit « artiste très original et spirituel sans méchanceté ; un de ces hommes précieux qui ont le rare privilège de distraire et d’amuser leurs contemporains, ce dont il faut leur être bien reconnaissant ; il y en a tant qui les ennuient ! » (2). Bertall, qui fut aussi écrivain et photographe, étendit ses activités à la littérature et à l’illustration enfantine à partir de la fin des années 1850.

De 1857 à 1862, il participera ainsi à une vingtaine de numéros de La Semaine des enfants. Il s’agit, à chaque fois, d’anecdotes ou de récits édifiants ayant pour sujet un défaut attribué au monde de l’enfance : ainsi, tour à tour taquin, coquette, touche-à-tout, paresseux, désobéissant, indépendant, vaniteux, les héros juvéniles de Bertall sont punis au final par leurs différentes faiblesses.

En soi, ces historiettes moralisantes respectent l’esprit que l’éditeur voulait insuffler dans sa publication : « Dans nos récits, tout sera simple, tout sera court, et tout aussi sera amusant; mais, en même temps, tout sera instructif et surtout moral, et tendra à faire pénétrer insensiblement dans les jeunes cœurs l’amour de la religion et de la vertu. » (3).

Les contributions de Bertall regroupées la plupart du temps sous le titre « Défauts des enfants » prennent des formes variées. Tout d’abord, précisons que la séquentialité de ces histoires en images est parfois toute relative. Certaines pages ressemblent davantage à un assemblage thématique de scènes dans lesquels l’enfant fait preuve en différentes circonstances de sa déficience morale ! (« Le petit paresseux », 1857). De plus, la longueur de ces défauts racontés en images est plus ou moins développée. Ils peuvent ainsi se réduire à seulement deux images (« Le Taquin » ou « Le petit Taquin », 1857) ou durer, sur plusieurs semaines, jusqu’à six pages comme avec « Toto l’indépendant » (1858) ou « Georges le distrait », 1862 (4). Dans cette dernière histoire, la distraction d’un jeune enfant entraîne une série d’accidents qui finissent par coûter cher à son père. Trois fois de suite, ce dernier – « désolé d’avoir un fils si distrait » – doit pour réparer les dégâts de sa progéniture. A chaque fois, cette scène présente le père dans une même posture en train de mettre la main au portefeuille. Bertall s’inspire là d’un procédé comique de répétition qui n’est pas sans rappeler celui que Rodolphe Töpffer utilise dans ses histoires en estampes.

De par leur longueur et leur développement, ces histoires plus longues sont les plus intéressantes et se démarquent de la production d’alors. Sans compter qu’il s’agit très probablement des premières histoires en images réalisées en France à destination des enfants.


Du Struwwelpeter au Petit poltron

A la même époque, en France, les histoires en images se retrouvaient plutôt dans la presse satirique réservée aux adultes, et plus particulièrement, dans les pages des revues publiées par la maison Aubert, comme Le Journal pour Rire, auxquelles Bertall participe et donne à l’occasion des histoires en images.

Mais avant ces « Défauts des enfants », c’est outre-Rhin qu’il faut aller chercher des exemples d’histoires en images pour enfants.  Dans les Münchener Bilderbogen que Wilhelm Busch donne de 1859 à 1871, l’auteur de Max und Moritz y développe cette même façon singulière de raconter de courtes séquences humoristiques : texte et image, directement juxtaposés et dépendants, forment des unités d’égale valeur qui s’ordonnent sur une même page.

Si, pour la forme de ses historiettes enfantines, Bertall a pu se souvenir de ces Bilderbogen, pour le fond, c’est du travail d’un autre Allemand dont il s’est à coup sûr inspiré : Heinrich Hoffmann (1809-1894), l’auteur du célèbre Struwwelpeter publié en 1845. Dans ce livre, premier du genre, Hoffmann bouleverse les publications enfantines de l’époque : « des émotion primitives et violentes pénètrent comme un ouragan dévastateur dans le bel ordre mièvre des berquinades. » (5)Struwwelpeter rassemble dix petits contes en vers et illustrés, soit autant de défauts d’enfants. A chaque fois, la chute de ces historiettes est assez violente voire funeste, mais est désamorcée par un certain non-sens. Ainsi, on trouve : Struwwelpeter, le personnage qui donne son titre au livre (Illustration ci-contre), qui ne prend pas soin de lui, se retrouve avec des cheveux en bataille et des ongles interminables ; Paulinchen, une fillette qui finit brûlée vive pour avoir joué avec des allumettes ; Konrad, qui suce son pouce, se fait couper les doigts par le tailleur aux grands ciseaux ; ou encore Suppen-Kaspar qui meurt de faim pour avoir refusé de manger sa soupe.

Le livre d’Heinrich Hoffmann ne connut sa traduction française qu’en 1860 par Trim chez Hachette sous le titre Pierre l’Ébouriffé (6). Son succès lança une mode d’albums sur le motif de l’enfant terrible (7). Et Bertall en fut l’artisan pour les éditions Hachette. Il est ainsi l’auteur de : Les enfants terribles (s.d.), Les infortunes de Touche-à-tout (1861), Mademoiselle Marie Sans Soins (1867) (8), Monsieur Hurluberlu et ses déplorables aventures (1869), Mademoiselle Jacasse (1869), etc.

Les « Défauts des enfants » de Bertall  publiés dès 1857 préfigurent donc cette mode. Mais les conclusions de ces histoires édifiantes restent bien sages par rapport aux excès d’Hoffmann : ainsi, l’effronté se fait asperger d’un seau d’eau (« Le petit volontaire »), les beaux vêtements de la coquette prennent feu (« La petite coquette »), le taquin se fait arracher son fond de culotte par un chien  (« Le petit taquin »), l’analphabète ne retrouve pas son chemin dans le parc (« Le petit paresseux »), le voleur de cerises est pris dans un piège-à-loup (« Le petit désobéissant »), etc.

Les avertissements de Bertall restent plutôt réalistes, à une exception près : la chute du « Petit Poltron » (1858), l’histoire présentée en tête de cet article, rappelle le sort réservé au Struwwelpeter. Dans cette histoire, un jeune récalcitrant souffre d’un mal de dents mais refuse de se faire soigner par un célèbre praticien d’alors, Georges Fattet,  « dentiste des gens du monde » (9). Avec fracas, il arrive à s’enfuir du cabinet dentaire. Les deux dernières vignettes de cette planche témoignent d’un irréalisme humoristique et même ironique : la première s’attarde sur le dentiste et son assistant « saisis d’un violent chagrin, en pensant à l’avenir du malheureux enfant ». La dernière révèle le sort du jeune poltron qui, ne soignant pas ses dents, finit affublé d’une mâchoire monstrueuse. Un sort digne du Struwwelpeter qui refuse qu’on lui coupe les cheveux et les ongles.

Chez Bertall comme chez Hoffmann, la monstruosité physique, manifestation d’un défaut moral, prend toute son ampleur grâce à l’image.


> Les « Défauts des enfants » de Bertall dans La Semaine des enfants (1857-1876)

Cet inventaire peut être incomplet car actuellement seuls sont consultables sur Gallica, les volumes suivants : 1 à 16 ; 20 à 22 et 25.

– 7 février 1857 : « Le petit volontaire »
– 21 février 1857 : « Le taquin »
– 4 avril 1857 : « La petite coquette »
– 18 avril 1857 : « Le petit taquin »
– 30 mai 1857 : « Le touche-à-tout »
– 20 juin 1857 : « Le petit paresseux »
– 12 septembre 1857 : « Le petit désobéissant »
– 29 mai 1858 : « Le petit poltron »
–  Du 11 septembre au 16 octobre 1858 : « Toto l’indépendant »

> Première page

> Deuxième page

> Troisième page

> Quatrième page

> Cinquième page

> Sixième et dernière page

– 17 décembre 1859 : « Le petit vaniteux »
– 11 au 29 octobre 1862 : « Georges le distrait »

> Première page

> Deuxième page

> Troisième page

> Quatrième page

> Cinquième page

> Sixième et dernière page


Mise-à-jour du 2-09-2009 :
Cet article traduit en italien par Massimo Cardellini : « I “Difetti dei Bambini” di Bertall » est consultable sur Letteratura&Grafica. Voir aussi ses autres traductions de Bertall : Georges le distrait [Giorgino il distratto], Melle Marie Sans Soin [La Signoria Maria Senza-Cura], et Paris dans l’eau [Parigi in acqua].  A Découvrir également, Pierino Porcospino sa traduction du Struwwelpeter.


  1. « Aux pères et aux mères de famille », La Semaine des Enfants, n° 1, 3 janvier 1857, p.2. []
  2. Henri Béraldi, Les Graveurs du XIXe siècle. Guide de l’amateur d’estampes modernes. Tome II. Paris : Librairie L. Conquet, 1885, p.45 : notice sur Bertall. []
  3. « Aux pères et aux mères de famille », op. cit. []
  4. « Georges le distrait » a d’ailleurs été republiée sous la forme d’un petit livre, et sous le même titre, par Eugène Ardant, éditeur à Limoges, en 1889. Cette histoire a été remontée selon le principe d’une vignette par page. Voir l’exemplaire numérisé sur Gallica []
  5. Nelly Feuerhahn, « De Pierre l’ébouriffé à Crasse-Tignasse. La réception française du Struwwelpeter (H. Hoffmann, 1845). Contribution à une histoire des échanges culturels comiques en Europe », Autour de Crasse-Tignasse, Bruxelles, Théâtre du Tilleul, 1996, p. 26. []
  6. L’une des premières traductions de ce livre en Français est téléchargeable sur le site Gallica : Pierre l’Ébouriffé, joyeuses histoires et images drôlatiques pour les enfants de 3 à 6 ans. Traduit de l’allemand du docteur Hoffmann sur la 360e édition par Trim, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1872. []
  7. A ce sujet, lire : Nelly Feuerhahn, « De Pierre l’ébouriffé à Crasse-Tignasse. La réception française du Struwwelpeter (H. Hoffmann, 1845). op. cit. []
  8. Mademoiselle Marie Sans Soins est téléchargeable sur le site de la bibliothèque numérique de Braunschweig. []
  9. A l’époque, Georges Fattet est le dentiste de la riche clientèle bourgeoise. Il n’hésite pas à mener de nombreuses opérations publicitaires tapageuses, comme une descente des Champs-Elysées sur un char décoré d’un dentier géant. Il se dit professeur de prothèse dentaire, et inventeur des dents osanores. Il fut l’une des victimes du crayon de Cham qui publia des caricatures du dentiste dans Le Charivari entre 1845 et 1850. Voir à ce sujet l’article suivant sur le site de la Société française d’Histoire de l’Art dentaire : http://www.bium.univ-paris5.fr/sfhad/cab/texte02.htm. A noter qu’en faisant intervenir Georges Fattet, Bertall s’adresse tout autant aux enfants qu’aux adultes. []
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