« M. Coremans au tir national » par Félicien Rops

 Félicien Rops, « M. Coremans au tir national », Almanach d’Uylenspiegel pour 1861. © Bibliothèque royale de Belgique – ‘Belgica’.

 

On connait Félicien Rops (1833-1898) comme le sulfureux dessinateur d’origine belge dont les oeuvres érotiques firent scandale à la fin du XIXe siècle, mais savait-on qu’il s’était adonné occasionnellement à l’art séquentiel ? Un exemple ressurgit aujourd’hui grâce au site Belgica, annexe numérique de la Bibliothèque royale de Belgique : l’Almanach d’Uylenspiegel pour 1861, entièrement dessiné par Rops, y est téléchargeable ici. On y trouvera dans les dernières pages (pages 37 à 64) une histoire en images intitulée « M. Coremans au tir national » (1).

 

M. Coremans quitte sa famille pour la station de Jodoigne. © Bibliothèque royale de Belgique – ‘Belgica’.



L’histoire est celle de l’expédition d’un bourgeois belge qui quitte sa province pour se rendre à Bruxelles. Monsieur Coremans, échevin de Jodoigne, y passe la journée, le temps de s’acquitter de son devoir de garde civique et de s’exercer au tir (2).

Ces tribulations urbaines sont le prétexte pour Rops d’une visite guidée dans la capitale belge de l’époque et de ses hauts lieux du moment : ses cafés et tavernes (le Café suisse, Le Lion-Belge, La Faille Déchirée, les Mille-Colonnes), ses monuments comme la colonne du Congrès, son exposition des beaux-arts (3) ou ses théâtres. Aux Mille-Colonnes, le citoyen de Jodoigne se frotte même au monde littéraire bruxellois (4).


M. Coremans monte à la colonne du Congrès. © Bibliothèque royale de Belgique – ‘Belgica’.


Le Bruxelles de Rops est truffé de références obscures et de personnages aujourd’hui oubliés. Malgré cela, il se dégage encore un certain humour de cette expédition d’un notable de province pataud, qui, loin des yeux de sa famille et de ses concitoyens, en profite allègrement.

Et, à bien y regarder, cette promenade dans la capitale n’est pas aussi innocente qu’il y paraît. En effet, tout du long, Félicien Rops multiplie les allusions érotiques pour dévoiler le double but de ce voyage. Cette escapade bruxelloise révèle en réalité le satyre qui sommeille en M. Coremans !

Car la luxure parcoure tout le récit de Rops : dès son arrivée, M. Coremans crée un incident diplomatique en soulevant par mégarde les jupons d’une jeune touriste anglaise. Puis, retrouvant la cousine de sa femme et son mari, il visite la colonne du Congrès, monument phallique s’il en est. Pendant la montée, l’exiguïté et la raideur de l’escalier aidant, le nez de M. Coremans se retrouve collé sous les jupons de sa parente. A l’exposition des beaux-arts, les modèles féminins sur les cimaises font « naître des idées roses mais coupables chez un homme établi et père de sept enfants ». Après avoir accompli son devoir civique et s’être fait expulsé d’un café, Coremans se retrouve aux Nouveautés où il assiste à un spectacle de Rigolboche, fameuse danseuse de french cancan sous le second Empire. Après la représentation, il se déguise en enfant de choeur pour pouvoir accéder à l’artiste qu’il invite à souper. La souplesse de la danseuse laissera notre héros sur le carreau.

Tout au long de sa journée, M. Coremans multiplie de mystérieux allers-retours entre le haut et le bas de la ville. Qu’y fait-il ? « Amour et mystère ! » nous lâche simplement Rops. Le promeneur solitaire recherche probablement la compagnie de prostitués. Le va-et-vient régulier de cet arpenteur frénétique rythme le récit de sa virée bruxelloise. Il résonne comme la manifestation topographique de son désir inassouvi, comme l’expérience psychogéographique d’un coït à l’échelle urbaine !  A la lumière de cette interprétation, c’est toute l’histoire qui semble être contaminée de façon sous-jacente par les déplacements de M. Coremans : ainsi, la page où l’on voit notre héros s’éloigner petit à petit, case après case (p. 41, voir plus haut), imagerait la montée de son désir au fur et à mesure qu’il se détache de son foyer familial. Cette tension sexuelle est évidemment à son comble au sommet de la colonne du Congrès, après qu’il a effectué une autre de ses translations signifiantes, mais cette fois de façon verticale.

 

Amour et Mystère. © Bibliothèque royale de Belgique – ‘Belgica’.

 

Notre héros n’est pas donc seulement à Bruxelles pour tirer un coup au nom du devoir civique…  Mais son expédition à la capitale restera platonique. Mis à part un chaste baiser sur les bottes de son souverain au sommet de la colonne du Congrès, M. Coremans ne déchargera que son fusil.

Au petit matin, Coremans, ivre et solitaire, erre dans les rues de Bruxelles. Il finit par se faire arrêter par un agent de police qui le renvoie chez lui par le compartiment à bestiaux, où il trouve avec âne et cochon une dernière compagnie digne de lui… (5) De retour chez lui, M. Coremans semble récompensé pour son « héroïsme civique » (et sa vertu gardée ?) en étant élevé bourgmestre de Jodoigne.


Le retour du héros. © Bibliothèque royale de Belgique – ‘Belgica’.

 

Alors, « M. Coremans au tir national » : bande dessinée crypto-pornographique ? Elle annonce en tout cas les  thématiques futures de l’oeuvre de Félicien Rops dessinateur et graveur. L’artiste sera bien plus explicite, tout en restant dans l’allégorie, quand il évoquera la luxure.

Mis à part cette thématique libidineuse jusqu’alors inexplorée dans le 9e Art (6), « M. Coremans au tir national » ne dépare pas la production des histoires en images autour de 1860. Même s’il fait preuve de personnalité, le trait du jeune Rops fait encore penser à ses maîtres que sont Cham et Gustave Doré, dont il reprend par ailleurs certains procédés comiques. De plus, la thématique du voyage humoristique est récurrente dans les bandes dessinées du XIXe siècle. Monsieur Coremans trouve ainsi facilement sa place dans la lignée de ces voyageurs ridicules, entre le Docteur Festus de Rodolphe Töpffer et Agénor Fenouillard de Christophe.


Avant M. Coremans

Rops, étudiant, avait déjà donné dans ce genre séquentiel quelques années avant « M. Coremans au tir national ». Dans son catalogue raisonné de l’oeuvre gravé et lithographié de Félicien Rops (7), Eugène Rouir reproduit des pages de deux autres histoires en images de l’artiste. Toutes deux sont antérieures à « M. Coremans au tir national » et furent publiées dans Le Crocodile, une revue satirique éditée par les étudiants de l’Université libre de Bruxelles, parue de 1853 à 1859 : « Les époux van Blague » (1853) et « Le juif errant et ferré » (1854) (8). A noter que la première reprend la mise en page typique des albums en estampes de Rodolphe Töpffer.

Ces histoires datent de l’époque où Rops, lui-même inscrit à l’Université Libre de Bruxelles depuis 1850, fréquente les milieux estudiantins intellectuels, pamphlétaires et artistiques de la capitale belge.  Il trouve rapidement sa place dans des cercles comme la « Société des Joyeux » et le « Cercle des Crocodiles ». Il en devient le dessinateur attitré et s’initie avec talent à la lithographie. Il donne de féroces caricatures au Charivari Belge et à l’Uylenspiegel, qu’il fonde avec Charles de Coster en 1856.

Même si, à l’instar de Gustave Doré, il abandonne rapidement ce genre, Félicien Rops vient aujourd’hui grossir les rangs des nombreux artistes (plus ou moins connus) du XIXe siècle qui ont tâté de la littérature dessinée. Nous ne doutons pas qu’il reste à découvrir dans ces revues estudiantines d’autres pépites séquentielles dans ce genre.

 

Mise-à-jour du 18-01-2010 : Cet article traduit en italien par Massimo Cardellini est consultable sur  Letteratura&Grafica.


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  1. Félicien Rops,« M. Coremans au tir national », Almanach d’Uylenspiegel pour 1861, Bruxelles, L’Office de Publicité, 1861, p. 37-64. []
  2. La Garde civique est la milice créée dans la jeune Belgique indépendante d’octobre 1830. Organisée au niveau communal, elle est composée de citoyens et sa mission est de « maintenir l’obéissance aux lois, conserver ou rétablir l’ordre et la paix publique, assurer l’indépendance de la Belgique et l’intégrité de son territoire ». Situé place Dailly, le site de tir national permanent est créé en 1859 pour permettre aux tireurs de la Garde Civique de s’exercer. []
  3. La visite de M. Coremans à cette exposition nous rappelle que Rops a déjà donné auparavant dans le genre du salon caricatural. []
  4. Ces personnes que Coremans rencontre alors semblent être des proches de Rops, à l’exemple de Bertram qui est l’éditeur de l’Almanach d’Uylenspiegel. []
  5. Plus tard, le cochon représentera dans l’iconographie de Rops l’homme bestial ou la luxure. Voir à ce sujet ses deux célèbres dessins de 1878 : Pornokratès  et la Tentation de Saint-Antoine. []
  6. Les Amours de M. Vieux Bois de Rodolphe Töpffer (1837) donnent, eux, dans la parodie du romantisme. []
  7. Eugène Rouir, Félicien Rops, Catalogue raisonné de l’oeuvre gravé et lithographié, C. Van Loock, Bruxelles, 1987. []
  8. Ces deux histoires ont paru respectivement dans le n° 40 du 20 novembre 1853 et le n° 14 du 2 avril 1854. Malheureusement, nous ne possédons pas de reproductions de ces pages. []
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