« Les Japonais ont aussi leur homme au long nez »


Shidari-Kiki [Georges Bigot], « Où se voit que les Japonais ont aussi leur homme au long nez », Imagerie Pellerin, n° 4210. Vers 1906.



Sujet de prédilection
de la caricature, faisant les frais des pires déformations grotesques, le nez se trouve régulièrement au centre d’histoires en images tout au long du XIXe siècle. « Bande dessinée à nez » débusque pour vous les plus belles apparitions nasales de la littérature graphique depuis Rodolphe Töpffer.

Les Asiatiques ne se sont jamais fait remarquer par une longueur nasale particulièrement prononcée, au contraire de l’Occidental qui, lui, est  parfois surnommé en Extrême-Orient « barbare au long nez » et caricaturé comme tel dès la fin du XIXe siècle. Dans la planche de l’imagerie Pellerin ci-dessus publiée au tout début du XXe siècle, le japonais à l’appendice démesuré rappelle le Tengu du folklore nippon, cette divinité au long nez et aux ailes de corbeau. Cependant, en l’espèce, point de surnaturel, le chanceux se sert de son blase au quotidien pour se faciliter la vie. Se donnant en spectacle comme équilibriste nasal, il finira par faire fortune dans un cirque à la Barnum. Il s’agit d’un rare exemple où le nez rend son possesseur plutôt heureux. Dans les précédentes histoires en images que l’on a vues (et que l’on verra) sur ce blog, le nez est davantage source de malheurs et de mésaventures. Faut-il voir dans cette planche Pellerin l’influence d’une certaine philosophie asiatique ?

L’auteur de cette planche qui se cache derrière le pseudonyme japonais de « Shidari-Kiki » (1) n’est autre que Georges Bigot (1860-1927). Peintre et illustrateur peu connu en France, un peu plus au Japon, son nom n’en figure pas moins aujourd’hui dans tous les ouvrages sur l’histoire du manga.

 

Un père du manga moderne

Le jeune Bigot, fortement influencé par le japonisme qui imprègne les milieux artistiques de la fin du XIXe siècle, part pour le Japon pour apprendre les techniques de gravure sur bois japonaise : l’Ukiyo-e. Il arrive à Yokohama en 1882 où il enseigne les techniques occidentales du dessin et de l’aquarelle.

Parallèlement il publie des caricatures dans des journaux locaux et édite de nombreux recueils de gravure. En 1884, à la fin de son contrat de professeur, il crée des revues satiriques pour gagner sa vie et collabore à quelques revues japonaises. Avec l’anglais Charles Wirgman (1835-1891), éditeur du Japan Punch, Bigot implanta le modèle de journaux d’humour européens. Au parcours comparable, ces deux dessinateurs sont à l’origine de la caricature sociale et politique au Japon et font partie des pères du manga moderne.

Selon Frederik Schodt, Georges Bigot influença la production nippone par sa technique narrative en introduisant et utilisant fréquemment la succession des dessins dans des cases au sein d’une même page (2). Au-delà de ce simple énoncé, nous ne savons rien de plus sur les histoires en images qu’aurait dessinées et publiées Bigot au Japon. Sa production en la matière mériterait aujourd’hui d’être découverte.

Un exemple nous en est offert dans le livre Mille ans de manga de Brigitte Koyama-Richard (3) :

 

Georges Bigot, « Les Occidentaux qui ont du mal à s’habituer à la vie japonaise », lithographie, s.d., © Kawasaki City Museum. Extrait de : Brigitte Koyama-Richard, Mille ans de manga, ill. n° 159, Flammarion, 2007.

 

Koyama-Richard précise que le dessinateur ajoutait une phrase entre chaque case. Cette planche prend par l’autre bout de la lorgnette la thématique principale des caricatures que Bigot donne au Japon, à savoir les moeurs et la vie quotidienne des autochtones. Le Japon d’alors est en pleine modernisation. S’ouvrant aux modes occidentales, il est une inépuisable source d’inspiration pour le dessinateur français.

 

De Yokohama à Epinal

De retour en France en 1899, Bigot continue son œuvre de dessinateur dans la presse illustrée (4). Quittant Paris pour s’installer à Bièvre, il commence à travailler pour l’imagerie Pellerin d’Epinal. Sa collaboration dura de 1906 à 1915 et il devient l’un de leurs artistes les plus prolifiques, leur fournissant au moins une soixante-dizaine de planches (5).

Chez Pellerin, il commence par donner des histoires en images originales s’inspirant du folklore asiatique, qu’il soit japonais, mais aussi chinois ou vietnamien. Elles reflètent un Japon traditionnel que Bigot était venu chercher mais qui avait été profondément bouleversé devant ses yeux au cours de son séjour.

Dessinateur au trait fin et vif, voire élégant, Bigot en bon connaisseur de l’Asie soigne particulièrement ses décors et l’apparence de ses personnages, des vêtements jusqu’à la coiffure. Il se démarque radicalement des clichés ou des fantasmes exotiques que l’on pouvait trouver dans les histoires en images des années 1885-1890 (6).

On remarquera également cette caractéristique des histoires en images comiques de Bigot : la physionomie légèrement déformée de ses personnages de papier affublés d’une tête un peu plus grosse que le reste de leur corps(7).

Comme le remarque Shigeru Oikawa, Bigot qui n’était pas finalement devenu peintre d’Ukiyo-e au Japon, a voulu croire à son retour en France « qu’en dessinant pour l’imagerie d’Epinal, il avait découvert sa  vocation. Comme l’ Ukiyo-e, l’imagerie d’Epinal était un genre populaire et personne ne la considérait comme un art.(8) ».

Certaines des planches Pellerin dessinées par Bigot sont consultables sur le site Erfgoedinzicht.be qui propose des scans de l’importante collection de feuilles volantes de la Maison d’Alijn, le Musée folklorique de Gand. Voici quelques-unes des planches à thématique orientale de Georges Bigot  :

 

 > Série en format à l’italienne

– n° 4202 – L’enfant et la belette (moralité tonkinoise)

– n° 4207 – La fidélité mal récompensée (conte annamite)

– n° 4219 – Le boudha guérisseur :

– n° 4223 – Un troc de socques (du japon histoire loufoque)

– n° 4227 – L’Oiseau Merveilleux (Légende chinoise)

– n° 4231 – Vérité japonaise autant que de partout

– n° 4241 – La Vengeance du Kourouma (pousse-pousse japonais) :

– n° 4245 – Bonne à tout faire

– n° 4278 – La méprise des abeilles : petite moralité japonaise

 



> Série « normale »

– n° 3100 – Légende annamite du poisson Tinh (Cette magnifique planche n’est pas signée mais son style et son thème sont ceux de Georges Bigot).

–  n° 3105 – Belle femme et femme laide (Moralité annamite)

 


« Légende annamite du poisson Tinh », Imagerie Pellerin, n° 3100. Source :  erfgoedinzicht.be

 

Bibliographie indicative :

La majorité de nos informations provient de l’article de Shigeru Oikawa, « Les dessins humoristiques de Georges Bigot. Un peintre populaire au Japon et en France », Humoresques, n° 23 « Humour et satire graphiques : une mine et des pointes », janvier 2007.

Voir aussi du même : Shigeru Oikawa, « Georges Bigot’s Secret Life as an Epinal Print Artist », publié dans la revue Daruma, Japanese Art & Antiques Magazine, Issue 33, Vol. 9, No. 1, Winter 2002, p. 37-46.

Pour plus de renseignements sur Bigot consulter également le site baxleystamps.com qui propose de nombreuses œuvres de Bigot ainsi qu’une bibliographie.

 

Mise-à-jour du 18-02-2010 : Cet article a été traduit en italien par Massimo Cardellini et est consultable sur son site : http://letteraturagrafica.over-blog.com (Merci à lui).

 

Mise à jour du 16 avril 2019 :

Nous avons identifié la planche originale reproduite plus haut. Il s’agit d’une histoire en images intitulée « Monsieur Hétonné au Japon » qui fut publiée dans Le Petit Journal illustré de la Jeunesse du 1er janvier 1905 (9). Bigot y raconte les tribulations d’un touriste (possiblement un autoportrait) qui se rend au Japon et son étonnement (d’où son patronyme) face aux mœurs orientales : se faire transporter dans une voiture tirée par des hommes, retirer ses chaussures pour entrer dans une auberge, s’assoir sur les nattes, manger avec des baguettes, etc.

 


Shidari-Kiki [Georges Bigot], « M. Hétonné au Japon », Petit Journal illustré de la Jeunesse, nº 12, 1er janvier 1905. Source : Leonardo De Sá.

 

Cette planche en couleurs pour une revue pour enfants fait écho à d’autres histoires en images réalisées plusieurs années avant par Bigot qui était alors au Japon. Elles partagent une thématique commune : les tribulations de touristes européens en terres nippones.

Les deux premières sont extraites de deux recueils qu’il édite lui-même entre 1883 et 1886. Les gravures qu’ils rassemblent prennent pour sujet des scènes de la vie quotidienne pendant l’ère Meijo, mais aussi des courts récits en images au style particulier : deux images par pages, dessinées en ombres chinoises et sans légendes.

Un premier récit, intitulée « Une chasse », est tiré de O-Ha-Yo (1883) et retrace une journée de traque à l’oie japonaise par trois chasseurs occidentaux.

 

Georges Bigot, « Une chasse », extrait de O-Ha-Yo, 1883. Source : Gallica.bnf.fr

 

Le second, « Dîner japonais », paru dans dans Ma-ta (1884), raconte la soirée de deux occidentaux qu’un guide japonais amène dans une maison de plaisirs. Ils y boivent, regardent les femmes danser et faire de la musique, avant d’essayer d’acheter leur faveur et de leur courir après. Ils rentreront seuls de leur côté, alors que leur interprète partira avec les danseuses et finira dans le lit l’une d’elles.

 

Georges Bigot, « Dîner japonais », extrait de Ma-ta, 1884. Source : Gallica.bnf.fr

 

La trame de cette histoire sera reprise par Bigot quelques années après pour le journal parisien Le Chat noir. Dans son numéro du 28 juin 1890, l’organe du cabaret de Montmartre publie « Une petite fête à la maison du thé » que lui envoie le dessinateur depuis Tokyo (si l’on en croit la mention qui figure sous la signature). La victime de cette bande dessinée aux légendes versifiées est cette fois un touriste anglais. Le style réaliste de Bigot diffère radicalement des ombres chinoises précédentespour se rapprocher de celui des planches qu’il dessinera au début du XXe siècle pour l’imagerie d’Épinal.

 


Georges Bigot, « Une petite fête à la maison du thé », Le Chat noir, 28 juin 1890, situé à Tokyo. Source : Gallica.bnf.fr

 

À noter que le site Gallica a consacré un dossier à Georges Bigot rassemblant ses œuvres numérisées.

.

 

  1. Hidari Kiki (左利き) en japonais signifie « gaucher » en français. []
  2. Frederik L. Schodt, Manga! Manga! The World of Japanese Comics (Kodansha, 1983). []
  3. Brigitte Koyama-Richard, Mille ans de manga, éditions Flammarion, 2007. []
  4. Il travaille notamment pour la revue pour enfants Le Petit journal illustré de la jeunesse sous la signature Hidari-Kiki. []
  5. « Les Japonais ont aussi leur homme au long nez » fait partie de la série des planches de format « à l’italienne » (30 x 20 cm), plus petit que celui de la série normale (30 x 40 cm) ou que celui la série supérieure, dites « aux Armes » (42,5 x 32 cm) auxquelles Bigot collabora également. []
  6. A l’exemple des planches publiées dans Le Chat Noir ou par l’imagerie Quantin, sous le crayon notamment d’Eugène Le Mouël et de Christophe. []
  7. Ce physique fait penser aux mangas modernes qui usent de ce procédé graphique caricatural dit chibi (contraction de l’anglais child body). Mais il faut rappeler qu’il était déjà utilisé par les caricaturistes européens du début du XIXe siècle. On utilisait alors le terme de « grotesques ». []
  8. Shigeru Oikawa, « Les dessins humoristiques de Georges Bigot. Un peintre populaire au Japon et en France », Humoresques, n° 23 « Humour et satire graphiques : une mine et des pointes », janvier 2007, p.49. []
  9. Merci à Leonardo De Sá pour nous avoir fourni une reproduction de cette page. []
Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.