« Echappé du cadre » par Winsor McCay

[Winsor McCay], « Echappé du cadre », Le Journal pour tous du 22 décembre 1904. Extrait du Life.


Cette histoire, parue dans Le Journal pour tous du 22 décembre 1904, supplément illustré du quotidien Le Journal, n’est pas signée mais le style est immédiatement reconnaissable : son auteur est Winsor McCay (1867-1934). Comme indiqué en bas, cette planche provient à l’origine du magazine d’outre-Atlantique Life auquel le dessinateur collabora en 1903. Il semble s’agir de la première apparition dans la presse française d’une histoire de Winsor McCay, quelques années avant la traduction française de Little Nemo, sous le titre Petit Nemo au pays des songes, dans la revue La Jeunesse moderne à partir de juin 1908  (1).

L’indication du titre de presse d’origine semble donc plus importante que celle du nom de l’artiste. Dès la fin des années 1880, les grandes revues illustrées comme La Caricature d’Albert Robida, Le Rire, ou encore Le Pêle-Mêle reproduisaient régulièrement des dessins tirés des principaux journaux étrangers dans des rubriques créées à cet effet — « La caricature à l’étranger », en l’espèce. Ils s’agissait de dessins légendés ou d’histoires en images provenant de la presse allemande (Fliegende Blätter, Lustige Blätter), anglaise (Punch), américaine (Puck, Life, Judge), mais aussi autrichienne ou espagnole.

L’histoire en images est à cette époque un modèle de narration répandue dans la presse occidentale. Les journaux et planches d’imageries circulent et traversent les mers. Les artistes ne travaillaient pas dans la totale ignorance de la production de leurs collègues au-delà des frontières  (2). Ainsi il est donc tout à fait concevable que McCay lui-même ait pu s’inspirer de planches de l’imagerie Quantin pour les premiers épisodes de Little Nemo.


D’une frontière à l’autre

Comme l’a écrit Thierry Groensteen, « Winsor McCay fut le premier auteur de comics à comprendre que la bande dessinée n’a aucun compte à rendre au réel »  (3). Preuve en est, le dessinateur américain a toujours aimé mettre à mal les conventions et les procédés du médium. Ainsi, dans la planche du Journal pour tous, un clown s’amuse à couper le filet qui sert de cadre et délimite son espace vital. Après avoir réduit ce fil à une pelote, le mime, surpris (ou effrayé) par sa nouvelle liberté s’échappe en sautant dans le vide, transperçant le papier du journal. Non content de jouer avec les conventions graphiques de la bande dessinée (la case), McCay rompt à nouveau le compromis graphique du mimétisme référentiel.

Les histoires en images mettant en scène des numéros de clowns sont récurrentes dans la presse et l’imagerie des années 1890 et 1900. Des dessinateurs comme Théophile-Alexandre Steinlen, Benjamin Rabier, Richard Ranft, Godefroy, J. Blass, Galco, Lamouche, Henri de Sta ou encore Raymond de la Nézière ont donné dans ce genre à plusieurs reprises. A notre connaissance, aucun n’a pris ce prétexte pour jouer avec les codes du medium. La planche présentée plus haut n’est pas isolée dans l’oeuvre de l’Américain. D’autres oeuvres de McCay reprennent cette thématique formaliste et réflexive autour du cadre. Voici quelques autres exemples où la vignette, malmenée de différentes manières, devient un élément actif de l’histoire.

Le premier est un célèbre épisode de Little Sammy Sneeze publié le 24 septembre 1905 dans le New York Herald. L’éternuement du petit Sammy brise le cadre en morceaux comme s’il s’agissait de verre et au final, le lecteur se demande si l’enfant éternueur ne se trouvait pas tout simplement derrière une vitrine. Les écrits de Groensteen sont pour le coup éclairants : « McCay franchit avec une remarquable aisance ce que Gérard Genette désignait comme « la frontière entre deux mondes : celui où l’on raconte, celui que l’on raconte. Ces franchissements se manifestent de diverses manières. Quelquefois, ce sont les abstractions formelles participant du code de la bande dessinée qui, perdant de leur habituelle transparence, sont brusquement mises en évidence  (4) ».

 

 Winsor McCay, « Little Sammy Sneeze », New York Herald du 24 septembre 1905.


La deuxième planche fut publiée quelques années plus tard dans le même hebdomadaire. Il s’agit d’un épisode de Little Nemo qui va plus loin dans la dénonciation des codes : le décor disparaît vignette après vignette, pour ne plus laisser place qu’aux personnages. Nemo s’accroche alors au cadre comme il peut, remarquant que l’artiste a oublié de dessiner le plancher de la case. Le cadre finit par se contracter et s’effondrer sur lui-même, écrasant Nemo.


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Winsor McCay, « Little Nemo in Slumberland », New York Herald du  8 novembre 1908.



Les planches suivantes sont tirées des « Cauchemars de l’amateur de fondue au chester » (Dream of the Rarebit Fiend), série que McCay dessina sous le pseudonyme de Silas dans le New York Evening Telegram entre 1904 et 1913.

Silas [Winsor McCay], « Dream of the Rarebit Fiend », New York Evening Telegram du 9 nov. 1907.

 



Silas [Winsor McCay], « Dream of the Rarebit Fiend », New York Evening Telegram du 6 août 1908.

 

 Silas [Winsor McCay], « Dream of the Rarebit Fiend », New York Evening Telegram du 15 avril 1909.

 

Découpée et réduite à une pelote de fil, brisée, écrasée, réduite en cendre, décollée, déchirée en mille morceaux… Sous le crayon de McCay, la case souffre le martyr, tout comme ses malheureux locataires. De plus, les personnages de papier prennent le dessinateur à témoin, jurant directement à son encontre, conscients qu’il est le responsable de leur tracas. Ces autoréferences de McCay sont de nouveaux coups portés à l’illusion référentielle, d’autant plus troublantes qu’elles font parfois allusion à des anecdotes autobiographiques de l’artiste  (5). En véritable showman, McCay fait la démonstration de ses pouvoirs tout-puissants de demiurge du Neuvième art. Cruel et farceur, il profane de façon jouissive et ostensible la frontière de Genette entre le monde où l’on raconte et celui que l’on raconte, pour le seul plaisir du lecteur.


Sources iconographiques : La planche de Little Sammy Sneeze est tirée de l’ouvrage de Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée (Impressions Nouvelles, 2009, sous le crédit de Peter Maresca), celle de Little Nemo provient du site comicstriplibrary.org, et les trois planches de Dream of the Rarebit Fiend du livre d’Ulrich Merkl, The Complete Dream of the Rarebit Fiend (2007).


Mise à jour du 19 septembre 2014 : Le clown de Winsor McCay a t-il inspiré Sawdust Sim du dessinateur Paul F. Brown dont le saltimbanque jouait avec le cadre des vignettes à chaque planche ?  Ce comic strip du Boston Herald ne parut que quatre mois, entre novembre 1906 et mars 1907. L’exercice avait peut être atteint ses limites


Boston Herald du 12 may 1907. Source : Peter Maresca / Origins of the sundays comics.



Sawdust-Sim-01Source : Allan Holtz / Stripper’s Guide



Sawdust-Sim-02Source : Allan Holtz / Stripper’s Guide



Sawdust-Sim-04

  1. Little Nemo in Slumberland débuta aux Etats-Unis en octobre 1905 dans le New York Herald.[]
  2. A propos de la circulation internationale des planches de la maison Pellerin basée à Epinal, voir : D’Épinal au-delà des mers. Le rayonnement international de l’Imagerie Pellerin (1860-1960), catalogue de l’exposition, sous la direction d’Isabelle Chave, Épinal, Conseil général des Vosges, 2009.[]
  3. Thierry Groensteen, « Nemo, fils du rêve » : http://www.editionsdelan2.com/groensteen/Sequence2/Nemo.html[]
  4. Groensteen, op. cit. C’est moi qui souligne.[]
  5. Par exemple, le rêve du 6 août 1908 fait référence à ses shows qu’il faisait depuis 1906 à travers les Etats-Unis et qui l’occupait plusieurs mois par an. Ainsi le personnage se plaint : « I expect since he is in Vaudeville, he forgets me ! ». Le rêve du 9 novembre 1907 fait allusion à ses problèmes conjugaux de l’époque. Pour plus de détails sur lesDream of the Rarebit Fiend, on se référera au livre d’Ulrich Merkl, The Complete Dream of the Rarebit Fiend (autopublié en2007), qui rassemble la totalité des planches et qui les restitue dans leur contexte.[]
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